HISTOIRE DE JUVENTIN
( Manuscrit du Mialan)
Juventin a appartenu pendant
plusieurs générations à une famille portant le même nom ; qui l’habitait
peu, à cause de sa situation reculée.
Les
Juventin
étaient lettrés ; quoique bons protestants, ils avaient adopté les idées
du XVIIIème siècle.
Leur séjour à la ville, s’il fut utile à leur culture
intellectuelle, nuisit à leur fortune ; ils étaient obérés. Lors de la
création des droits réunis, le dernier représentant mâle de cette famille
suivit l’exemple de tant d’autres ruinés et obtint un emploi dans cette
administration.
Il
fut nommé ce qu’on appelait alors Entrepreneur de tabacs. Ses appointements lui
permirent de vivre et de donner une
excellente éducation à sa fille,
personne accomplie, autant par sa beauté que par ses qualités morales, mais ne
furent pas suffisants pour dégrever le domaine de Juventin des
hypothèques dont il était criblé.
Il fallut se résigner à vendre. Pendant dix ans, de 1820 à 1830, il chercha des
acquéreurs, baissant successivement son prix.
La
propriété était alors affermée 6000 frs. Il
demanda 150, puis 130.000 frs
Vers 1834 ou 35, se présenta un étranger de belle apparence, nommé Lesieur,
pas beau de visage, noir comme une taupe, mais de tournure distinguée, à la
physionomie intelligente, et possédant une femme belle, avec un air réservé et
aristocratique.
Ils
venaient du nord de la France. Le mari faisait le commerce des
propriétés ; il avait rencontré en dernier lieu une très bonne
affaire : acheté une vaste étendue
de terrains, qu’il allait revendre en détail, et dont il comptait retirer de
gros bénéfices.
Dès
lors, avec ses goûts modestes, sa fortune était faite ; s’il achetait Juventin,
c’était pour s’y fixer ; il voulait habiter le midi.
Juventin
lui fut
cédé au prix de 110.000 frs. Comme ses capitaux
étaient engagés dans la grosse spéculation qu’il manipulait dans le nord, il ne
paya rien comptant au vendeur ; il ne déboursa que les droits
d’enregistrement du contrat s’élevant à 6000 frs.
On
s’installa aussitôt à Juventin ; sa femme était tantôt à la campagne
tantôt à Valence ; lui allait et venait, du nord au midi.
Ils étaient en relations intimes avec un officier
d’artillerie en garnison à Valence.
Le
capitaine Robert accompagnait souvent Mme Lesieur à Juventin, même quand
le mari était absent.
Cela
fit un peu jaser. Mais cette femme avait un air si distingué, que la médisance
ne produisit aucun effet fâcheux.
Les
coupes sombres opérées dans les bois de Juventin gâtèrent tout.
Un
certain Boissy, connu sous le nom de Boissy l’incendiaire, parce
qu’il faisait des recouvrements pour une compagnie d’assurances contre
l’incendie, parcourait ces montagnes ; il s’aperçut que le nouveau
propriétaire faisait coupes sur coupes ; il cria partout que Mr Lesieur
dévastait les bois de Juventin.
On ouvrit les
yeux ; on s’informa, Lesieur ne possédait aucune propriété dans le
nord ; c’était un aventurier ; même un escroc ; puisqu’il fut
condamné par la cour d’assises de la Drôme à vingt ans de réclusion, qu’il alla
subir à la prison centrale d’Embrun.
La
belle Mme Lesieur n’était qu’une modiste, une simple associée .
Elle resta encore quelques temps à Valence,
dans un galetas, pour régler les affaires de son époux,
puis elle disparut.
Le
capitaine Robert est devenu le Général Robert, un des députés les
plus cléricaux de l’Assemblée Nationale de 1871.
Mr Juventin repris tout penaud, son
domaine et le vendit quelques temps après à Mr Fayard, juge à Lyon,
un acquéreur solide cette fois, mais qui
ne lui donna que 100.000 frs
Mr
Juventin
était grand, maigre, sec, fort honnête homme ; on le voyait passer à
cheval, allant à Juventin ou en revenant. Quand il n’était pas monté sur
son « bucéphale », il n’en était pas moins éperonné.
Mlle
Juventin,
fut mariée vers 1810 à Mr Sabarot
habitant aux Granges les Valence dans la maison occupée au
XVIème et au XVIIème siècle par le
notaire Pierre Petit et par la famille Vaucance.
Sabarot était un dissipateur, il
mourut vers 1830, sans postérité, léguant à sa
femme un succession assez embarrassée.
Mme
Sabarot
avait connu dès son enfance, dans la maison de son père et plus tard dans celle
de son mari, les ennuis de la gêne causée par l’imprévoyance ; elle sut
par l’ordre et l’économie liquider cette situation. Elle paya toutes les dettes
de son mari, sans aliéner aucune de ses propriétés.
Elle n’était pas avare pour autant ; elle était toujours mise
avec élégance et bon goût ; sa maison, était tenue sur un bon pied ;
quand elle recevait des étrangers, on y faisait bonne chère ; le buffet de
la salle à manger était toujours garni de friandises ; ses confitures
étaient délicieuses.
On ne peut lui
reprocher que d’avoir fait usage jusqu’à la fin de sa vie de la voiture qu’elle
avait trouvé dans la succession de son mari.
Celui-ci s’était pourvu d’une voiture dans un moment mal choisi. La
guimbarde se composait d’un siège placé de côté, dans la longueur pouvant
recevoir trois personnes ; qui n’étaient pas garanties du vent et de la pluie que par des rideaux de cuir.
Par le mauvais temps, si le vent était debout, en poupe ou à
tribord, on se préservait à la rigueur ; mais s’il était à babord, même en
louvoyant, la place n’était pas tenable.
Conduite
par Jean, son domestique de confiance, Mme Sabarot allait
à ses affaires ou au temple à Valence, dans son antique véhicule !
Quand elle descendait de là, ;on eut dit une reine qui s’était
égarée dans la forêt voisine et avait rencontré l’équipage d’une sorcière.
Elle
pouvait d’autant plus se permettre l’achat d’une jolie voiture, qu’elle se privait
pour des collatéraux éloignés et très avides.
Malgré
la voiture, c’était une femme remarquable par ses qualités, une chrétienne
éclairée et tolérante, sa noble figure respirait l’affabilité et la bonté. Elle
fut jeune et belle jusqu’à son dernier jour.
(Manuscrit
du Mialan)
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