samedi 22 septembre 2012


HISTOIRE DE JUVENTIN
( Manuscrit du Mialan)


Juventin a appartenu pendant plusieurs générations à une famille portant le même nom ; qui l’habitait peu, à cause de sa situation reculée.
Les Juventin étaient lettrés ; quoique bons protestants, ils avaient adopté les idées du XVIIIème siècle.

Leur séjour à la ville, s’il fut utile à leur culture intellectuelle, nuisit à leur fortune ; ils étaient obérés. Lors de la création des droits réunis, le dernier représentant mâle de cette famille suivit l’exemple de tant d’autres ruinés et obtint un emploi dans cette administration.

Il fut nommé  ce qu’on appelait alors Entrepreneur de tabacs. Ses appointements lui permirent de vivre et de  donner une excellente éducation  à sa fille, personne accomplie, autant par sa beauté que par ses qualités morales, mais ne furent pas suffisants pour dégrever le domaine de Juventin des hypothèques dont il était criblé.

Il fallut se résigner à vendre. Pendant dix ans, de 1820 à 1830, il chercha des acquéreurs, baissant successivement son prix.

La propriété était alors affermée 6000 frs. Il  demanda 150, puis 130.000 frs

Vers 1834 ou 35, se présenta un étranger de belle apparence, nommé Lesieur, pas beau de visage, noir comme une taupe, mais de tournure distinguée, à la physionomie intelligente, et possédant une femme belle, avec un air réservé et aristocratique.

Ils venaient du nord de la France. Le mari faisait le commerce des propriétés ; il avait rencontré en dernier lieu une très bonne affaire : acheté  une vaste étendue de terrains, qu’il allait revendre en détail, et dont il comptait retirer de gros bénéfices.

Dès lors, avec ses goûts modestes, sa fortune était faite ; s’il achetait Juventin, c’était pour s’y fixer ; il voulait habiter le midi.

Juventin lui fut cédé au prix de 110.000 frs. Comme ses capitaux étaient engagés dans la grosse spéculation qu’il manipulait dans le nord, il ne paya rien comptant au vendeur ; il ne déboursa que les droits d’enregistrement du contrat s’élevant à 6000 frs.

On s’installa aussitôt à Juventin ; sa femme était tantôt à la campagne tantôt à Valence ; lui allait et venait, du nord au midi.

Ils étaient  en  relations intimes avec un officier d’artillerie en garnison à Valence.

Le capitaine Robert accompagnait souvent Mme Lesieur à Juventin, même quand le mari était absent.
Cela fit un peu jaser. Mais cette femme avait un air si distingué, que la médisance ne produisit aucun effet fâcheux.

Les coupes sombres opérées dans les bois de Juventin gâtèrent tout.

Un certain Boissy, connu sous le nom de Boissy l’incendiaire, parce qu’il faisait des recouvrements pour une compagnie d’assurances contre l’incendie, parcourait ces montagnes ; il s’aperçut que le nouveau propriétaire faisait coupes sur coupes ; il cria partout que Mr Lesieur dévastait les bois de Juventin.

On ouvrit les yeux ; on s’informa, Lesieur ne possédait aucune propriété dans le nord ; c’était un aventurier ; même un escroc ; puisqu’il fut condamné par la cour d’assises de la Drôme à vingt ans de réclusion, qu’il alla subir à la prison centrale d’Embrun.

La belle Mme Lesieur n’était qu’une modiste, une simple associée . Elle resta  encore quelques temps à Valence, dans un galetas, pour régler les affaires de son époux, puis elle disparut.

Le capitaine Robert est devenu le Général Robert, un des députés les plus cléricaux de l’Assemblée Nationale de 1871.

Mr Juventin repris tout penaud, son domaine et le vendit quelques temps après à Mr Fayard, juge à Lyon, un acquéreur solide  cette fois, mais qui ne lui donna que 100.000 frs

Mr Juventin était grand, maigre, sec, fort honnête homme ; on le voyait passer à cheval, allant à Juventin ou en revenant. Quand il n’était pas monté sur son « bucéphale », il n’en était pas moins éperonné.

Mlle Juventin, fut mariée vers 1810 à Mr Sabarot habitant aux Granges les Valence  dans la maison occupée au XVIème  et au XVIIème siècle par le notaire Pierre Petit et par la famille Vaucance.

Sabarot était un dissipateur, il mourut vers 1830, sans postérité, léguant à sa femme un succession assez embarrassée.
Mme Sabarot avait connu dès son enfance, dans la maison de son père et plus tard dans celle de son mari, les ennuis de la gêne causée par l’imprévoyance ; elle sut par l’ordre et l’économie liquider cette situation. Elle paya toutes les dettes de son mari, sans aliéner aucune de ses propriétés.

Elle n’était pas avare pour autant ; elle était toujours mise avec élégance et bon goût ; sa maison, était tenue sur un bon pied ; quand elle recevait des étrangers, on y faisait bonne chère ; le buffet de la salle à manger était toujours garni de friandises ; ses confitures étaient délicieuses.

On ne peut lui reprocher que d’avoir fait usage jusqu’à la fin de sa vie de la voiture qu’elle avait trouvé dans la succession de son mari.
Celui-ci s’était pourvu d’une voiture dans un moment mal choisi. La guimbarde se composait d’un siège placé de côté, dans la longueur pouvant recevoir trois personnes ; qui n’étaient pas garanties du vent  et de la pluie que par des rideaux de cuir.

Par le mauvais temps, si le vent était debout, en poupe ou à tribord, on se préservait à la rigueur ; mais s’il était à babord, même en louvoyant, la place n’était pas tenable.

Conduite par Jean, son domestique de confiance, Mme Sabarot allait à ses affaires ou au temple à Valence, dans son antique véhicule !
Quand elle descendait de là, ;on eut dit une reine qui s’était égarée dans la forêt voisine et avait rencontré l’équipage d’une sorcière.
Elle pouvait d’autant plus se permettre l’achat d’une jolie voiture, qu’elle se privait pour des collatéraux éloignés et très avides.

Malgré la voiture, c’était une femme remarquable par ses qualités, une chrétienne éclairée et tolérante, sa noble figure respirait l’affabilité et la bonté. Elle fut jeune et belle jusqu’à son dernier jour.

                                                                                              (Manuscrit du Mialan)

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